Le groupe dubaïote Seddiqi a conquis la région avec des marques comme Rolex, Patek Philip, Dior, Chanel, Aesop et Orlebar Brown. Sophie Baqué a rencontré son Directeur Stratégique Christophe Nicaise, qui pilote le groupe depuis plus de 10 ans.
Sophie Baqué : C’est un plaisir de pouvoir vous parler Christophe. Pouvez-vous nous décrire le Groupe Seddiqi ?
Christophe Nicaise : Seddiqi, que j’ai rejoint en 2008, est une entreprise familiale fondée il y a 70 ans. Elle est plus ancienne que les E.A.U., créés en décembre 1971 ! Nous sommes un acteur majeur du commerce de luxe au Moyen-Orient, avec une activité historique centrée sur les produits de luxe, bijoux et montres. Nous représentons des marques prestigieuses comme Rolex, Patek Philip, Van Cleef & Arpels, Chopard, Dior, etc. Le groupe s’est récemment diversifié dans le retail, avec de nouvelles catégories de produits. Depuis 2 ans, Seddiqi est le partenaire de la marque de cosmétiques Aesop. En 2018, il a conclu un accord avec la griffe britannique en forte croissance, Orlebar Brown. Spécialisée dans les vêtements de sport pour hommes, elle est souvent surnommée le nouveau Vilebrequin. Né il y a 10 ans dans le digital, Orlebar Brown s’est développé lentement mais sûrement dans le physique. En juillet 2018, elle a été rachetée par le Groupe Chanel.
S.B. : Depuis la mi-2015, le « retail » est sous pression aux E.A.U. avec des CA/m2 en baisse de -1 % en 2017 et -3 % en 2016. Cela affecte-t-il vos performances ?
C.N : Nous avons connu une forte croissance du début des années 2000 à 2014, à l’exception de la crise financière de 2008. Et en 2017 et 2018, alors que le marché du luxe chutait au Moyen-Orient, le Groupe Siddiqi a réussi à enregistrer une croissance significative. Nos performances ont été meilleures que celles du marché, ce qui constitue en soi un bon résultat.
S.B. : Quelles sont vos priorités pour 2019 ?
C.N. : Dans notre core business, nous voulons maintenir le même niveau de performance. Pour notre nouvelle activité retail (baptisée Mizzen), Aesop compte déjà un magasin (Dubaï Mall) et deux concessions (chez Bloomingdales au Dubaï Mall et Tryano à Abu Dhabi) et Orlebar Brown a 2 boutiques (Dubaï Mall et Mandarin Oriental Hotel) et 2 concessions (à Boutique One au Mall of Emirates et à l’hôtel One & Only Royal Mirage). 2019 sera consacrée au déploiement de ces 2 marques, et d’une 3e marque d’accessoires que nous signerons sous peu. Parallèlement, nous voulons engager de nouvelles discussions afin d’avoir un portefeuille solide de marques à implanter dans la région dès 2020.
S.B. : Qu’est-ce qui différencie Seddiqi des autres acteurs du luxe ?
C.N. : Seddiqi dispose d’un portefeuille de marques très fortes et a beaucoup investi dans l’amélioration du service client et la formation du personnel de « front office ». Un autre facteur clé de succès réside dans notre politique de prix. Nous avons toujours maintenu, autant que possible, une parité raisonnable entre nos prix de vente à Dubaï et ceux du marché d’origine de la marque que nous représentons. Au Moyen-Orient, beaucoup n’appliquent pas cette règle et sont en souffrance à l’heure actuelle, alors même que les E.A.U. bénéficient de taxes d’importation raisonnables et d’une TVA réduite à 5 %.
S.B. : En quoi cette politique de prix est-elle importante ?
C.N. : Quand un client entre en magasin, il connaît exactement, grâce à son smartphone, le prix du produit qu’il veut acheter, à Londres pour une marque britannique ou à Milan pour une marque italienne. Certes, les variations de taux de change impliquent parfois des écarts de tarif de 5 %, voire de 10 %. Mais si vous vendez un produit 20 % plus cher à Dubaï, les clients préféreront l’acheter via une « market place » et se le faire livrer depuis l’Europe.
S.B. : Qui est votre client-type ?
C.N. : C’est quelqu’un vivant à Dubaï. Pour l’essentiel, nos clients habitent aux E.A.U ou sont des expatriés de longue durée. Cela explique également notre solidité : Le Groupe Seddiqi n’a pas bâti son modèle sur le tourisme. Certes, nous nous adressons de plus en plus aux visiteurs de passage, mais il ne faut pas oublier qu’ils sont volatiles par nature. Les touristes désertent si le cours des monnaies plonge ou en cas de crise dans leur pays d’origine. De 2000 à 2008, les Russes venaient en nombre dans la région mais lorsque le rouble a perdu 50 % de sa valeur, ils n’ont plus été en mesure de revenir à Dubaï.
S.B. : 50% de la population du Moyen-Orient a moins de 30 ans. Qu’est-ce qui vous surprend le plus chez ces clients ?
C.N. : Il y a 17 ans, quand je suis arrivé, les lancements de nouveaux produits et de campagnes marketing étaient menés depuis Milan, Paris, Tokyo, ou Londres et arrivaient au Moyen-Orient quelques mois plus tard. Avec l’instantanéité de Facebook et d’Instagram, les marques portent la même attention aujourd’hui au Moyen-Orient qu’aux autres marchés. Dubaï en particulier s’est imposé sur la scène internationale. C’est un changement majeur. Équipée de mobile, très informée, la jeune génération n’a plus rien à envier aux jeunes d’Europe ou d’Asie.
S.B. : Comment travaillez-vous avec les marques étrangères ?
C.N. : Via des accords de distribution exclusifs, sans aller jusqu’à la formule de la franchise. C’est un format de partenariat très classique aux E.A.U. Ceci dit, nous privilégions de plus en plus la joint-venture (JV), qui permet de travailler main dans la main avec notre partenaire et de nous positionner en tant qu’extension (comme représentant) de la marque dans la région, dans une perspective de long terme. C’est un moyen de se projeter avec le propriétaire d’une marque sur 10 ou 15 ans, et non sur 3 à 5 ans.
S.B. : Quels conseils donneriez-vous à un retailer pour s’implanter aux E.A.U. ?
C.N. : Il y a des précautions à prendre. Dans l’univers du luxe, le fait d’avoir un partenaire qui soit votre représentant exclusif est un atout capital. Il faut définir une stratégie « online » et « offline » tout en donnant la priorité au réseau physique. Enfin, les marques se précipitent souvent au Moyen-Orient sans avoir leurs propres flagships à Paris, à New-York ou à Londres (Londres est une ville de référence à Dubaï). Je leur dis toujours la même chose : « Développez d’abord votre notoriété, attendez d’être connu et désirable sur votre marché d’origine avant d’arriver aux Émirats. Ne cherchez pas à vous implanter ici tant que votre positionnement et votre différenciation ne sont pas clairement établis ». Beaucoup de marques commettent cette erreur. Ce n’est pas au Moyen-Orient que sont fixés les derniers canons de la mode, c’est plutôt un marché suiveur. En revanche, quand les consommateurs de la région s’emparent d’une tendance, ils l’adoptent en masse et accentuent fortement son succès.
S.B. : Que représente l’e-commerce dans votre activité ?
C.N. : Je ne peux pas vous donner de chiffres mais c’est incontestablement un aspect important de notre activité. Actuellement, l’e-commerce ne dépasse pas 4 % à 5 % du marché du « retail » au Moyen-Orient, un chiffre faible par rapport aux U.S.A. et à l’Europe qui ont 10 à 15 ans d’avance. L’e-commerce est récent ici : il décolle depuis 2 ou 3 ans et il y a encore beaucoup à faire. Pour notre part, nous avons noué des partenariats avec des places de marchés comme Ounass et Souq.com pour certaines marques de montres d’entrée de gamme. Nous ne travaillons pas avec Farfetch.
S.B. : Sur quels critères choisissez-vous vos « markets places » partenaires ?
C.N. : Nous sommes très attentifs à préserver le capital de la marque. Nous travaillons avec des places de marché qui suivent la même politique de prix et de promotions que nous. Il faut absolument éviter de créer une distorsion entre la façon dont vous gérez votre marque en ligne et dans votre réseau physique. Sinon, le risque est grand de perdre le consommateur sur les deux tableaux, online et offline.
S.B. : Développez-vous aussi des sites e-commerce en propre ?
C.N. : Pour Orlebar Brown, nous allons offrir une version régionale du site Web Orlebarbrown.com. Nous gérerons les volumes à partir de nos propres systèmes de gestion des stocks, et l’encaissement en tenant compte du fait que les clients des E.A.U. préfèrent payer en espèces à la livraison (le « cash on delivery » représente 70 à 75 % des transactions online). Pour couvrir le marché, nous cherchons donc des partenaires capables d’assurer la logistique du dernier kilomètre et le paiement à la livraison.
S.B. : Comment le Groupe Siddiqi s’adapte-t-il à la cherté des loyers dans les malls ?
C.N. : Nous sommes un partenaire solide pour les foncières : celles-ci nous considèrent comme des locomotives en raison des marques que nous représentons. Il est vrai que les loyers restent élevés dans la région. C’est pourquoi nous sommes passés ces dernières années de loyers à taux fixes à un système de pourcentage indexé sur le CA. Et quand les loyers deviennent trop élevés, nous renégocions, dans la mesure du possible, avec les propriétaires des malls. Il faut comprendre qu’ici, le Dubaï Mall et le Mall of the Emirates ont tellement de succès qu’ils sont devenus plus que de simples centres commerciaux. Ce sont de véritables lieux de vie, toutes les marques veulent y être ! Seule l’arrivée de nouveaux projets peut éventuellement contribuer à réduire les loyers. La situation actuelle reflète simplement le rapport entre l’offre et la demande.