La ruée vers les marketplaces
Si au départ, les places de marché regroupaient le club des anti-Amazon, énormément d’enseignes y viennent actuellement. Si leurs avantages semblent nombreux (offre, trafic, data, seconde main…), ces marketplaces (MP) sont-elles vraiment l’eldorado du retail de demain ? Proposent-elles une meilleure rentabilité que l’e-commerce ? Comment jouer la synergie avec le réseau de magasins ? Quelles sont les bonnes pratiques en termes d’expérience client ?
CHIFFRES CLÉS
En Asie, 80 % de l’e-commerce passe par les marketplaces.
En Europe, les MP sont passées de 30 % de l’e-commerce en 2017 à 40 % en 2020. Elles devraient atteindre 67 % d’ici à 2022 (source Gartner). Les MP surperforment par rapport à l’e-commerce : en 2020, elles ont crû de 27 %, soit un taux de croissance deux fois plus rapide qu’en 2019.
Chez plusieurs e-commerçants, la MP représente même l’essentiel de l’activité. Chez Amazon, environ 60 % des ventes du 1er semestre 2021 venaient de la MP. Chez Cdiscount, « c’est près de 50 %, a déclaré Stanislas Prigent, Directeur Opérationnel d’Octopia. La MP tracte la croissance, avec une croissance de +20 % voire +25 % sur certaines familles de produits au 1er semestre 2021, L’e-commerce lui reste en dessous de 10 % de croissance. »
RENTABILITÉ
Dans le non-alimentaire (mode, sport…), les MP prennent entre 10 % et 15% de commission. Dans le luxe, Farfetch confiait à Mind Retail prendre 30 % de commission sur le CA réalisé sur sa plateforme (en avril 2019). A la question, « qu’est ce qui est le plus rentable, l’e-commerce ou la MP ? », les réponses diffèrent selon la taille du retailer. Chez certains, l’e-commerce en propre est le plus rentable. « Compte tenu de l’investissement initial nécessaire à la création d’une MP, il faut être plus patient qu’en e-commerce pour atteindre la rentabilité », résume un expert.
Pour d’autres, l’activité de MP est intrinsèquement plus rentable que l’e-commerce.
LES ACTEURS EN PRÉSENCE
Mirakl propose une technologie qui s’insère dans le SI des retailers et permet de créer des MP. Son service Mirakl Connect est un carnet d’adresse augmenté qui aide à trouver les bons vendeurs de MP, mais pas les vendeurs exclusifs. Les retailers souhaitant recruter des vendeurs spécifiques doivent le faire eux-mêmes (mapping, arborescence). Le droit d’entrée va de € 50.000 pour une start-up à € 500.000 pour les grands groupes. Mirakl prend un pourcentage sur la GMV : il est au maximum de 1,5 % à 2 %, et peut tomber en dessous de 1 %.
Octopia (filiale de Cdiscount) est une solution clef en main dédiée à la création de places de marché. Elle propose des services logistiques (ou fullfillment), la mise à disposition d’un catalogue de vendeurs et même de la publicité. « Avec Octopia, un vendeur peut mettre son stock dans un seul endroit pour l’ouvrir à plusieurs MP, explique Stanislas Prigent, Directeur Opérationnel d’Octopia. Il évite ainsi de disperser son stock. Par exemple, si Samsung place son stock en fullfilment chez nous, il pourra vendre sur la MP Cdiscount et sur celle de Fnac Darty ».
Wizaplace offre une solution de marketplace clés en main (front/middle/back) ciblant essentiellement les retailers spécialisés et le B2B. Il se rémunère selon le nombre de commandes.
Quels retailers sont concernés ? Ceux les plus avancés en e-commerce, qui vendent des livres, jeux vidéo ou des téléphones c’est à dire des produits facilement comparables par un code EAN – ont investi le domaine des MP en premier. Ont suivi les acteurs du sport et du bricolage. Le textile et le meuble restent plus complexes, car les articles sont moins comparables. Le négoce – un marché à fort potentiel mais peu digitalisé – est également moins compatible avec le modèle des places de marché. « C’est un souci de modèle économique, car le négoce est un métier de volume à faibles marges, dans lequel les délais de paiement sont très longs et les espèces sont incontournables, ajoute Stéphane Fontana. Or, avec une place de marché, vous ne générez plus de cash. C’est essentiellement pour cette raison que le décollage n’a pas lieu. »
Longtemps réticentes, les marques enseignes se réapproprient le sujet « Decathlon a dit niet pendant longtemps, puis il y a eu un retournement à l’été 2018, quand l’AFM leur a dit d’ouvrir des MP. Cela a été très « top down », et on est encore en phase de calage chez beaucoup », résume un expert contacté par mind Retail.
CONDITIONS DE SUCCÈS
Du trafic. L’audience est la première condition de succès d’une MP.
Accepter une certaine concurrence. « Si vous êtes La Redoute ou Boulanger et que vous ouvrez une place de marché, cela veut dire permettre à vos concurrents de vendre à travers vous, explique un expert. Ces vendeurs tiers sont des importateurs qui parient sur les mêmes mots clés. Il y a donc un coût et un danger ». Sur cet aspect, les MP internationales sont plus décomplexées : certaines n’hésitent pas à mettre les produits des vendeurs tiers au coeur de la page.
Etre conscient de la transformation inhérente à une MP. « Une MP et une activité e-commerce sont des activités très différentes, rappelle Stanislas Prigent, COO chez Octopia. Dans une MP, il faut avoir en tête qu’un vendeur est un client. C’est une organisation différente, qui s’alimente commercialement avec des offres cohérentes et des partenariats avec les vendeurs ». En particulier, la transformation du métier des achats est un élément clé.
Extension de gamme…jusqu’où ? La sélection des vendeurs est un autre élément central du modèle. Il s’agit de définir des critères de sélection stricts, conformes à l’esprit de sourcing initial, tout en gardant son ADN et ses valeurs. Selon François Duranton de Ze Trace, « la MP doit d’abord rester axée sur le coeur de métier de l’enseigne. L’histoire a montré que c’est quand Darty a mis le blanc et brun dans sa MP qu’elle a vraiment décollé. Si elle est ailleurs, sur d’autres catégories, elle se développera plus calmement. »
LES OFFRES DE FULFILLMENT
De plus en plus de MP (Amazon, Cdiscount, ManoMano…) intègrent des services logistiques à destination des vendeurs tiers. Chez certains, le fulfillment représente 25 % des ventes réalisées. Pour les logisticiens, c’est une façon d’optimiser les m2 d’entrepôts et le savoir-faire. Pour les autres, des solutions de sous-traitance existent. ManoMano propose par exemple la solution Cubyn aux vendeurs ayant de bonnes rotations de stocks (système de regroupement de colis).
Le fulfillment permet à la MP d’uniformiser le délai de livraison en garantissant à ses clients une livraison plus rapide (en 24h ou 48h au lieu de plusieurs jours). Elle l’aide aussi à regrouper les volumes et les colis, pour atteindre des effets de seuil et optimiser sa rentabilité. Encore faut-il être capable de réaliser une bonne prévision des ventes à l’article. « Pour être efficaces, il faut avoir, en permanence, la bonne nature de stock en entrepôt, ajoute François Duranton. Si Amazon sait bien le faire, beaucoup de retailers ne sont pas encore capables de bien le gérer à l’heure actuelle. »
LES OPPORTUNITÉS
Seconde main. C’est la grande tendance, depuis environ 2 à 3 ans, en réponse au défi de l’économie circulaire. « Il n’y a pas une marque qui ne se pose pas la question de le faire, estime Stéphane Fontana de Wizaplace. La seconde vie est une nouvelle expérience de leurs clients, il est essentiel pour les marques d’aller capter ces autres clients qui n’iront plus vers l’e-commerce classique ». Aux USA, Urban Outfitters va lancer un site de seconde main. Tout comme Orchestra et LaRedoute en France.
Spécialisation et B2B. Chez les retailers spécialisés, ce sont deux grandes tendances. « Tous les retailers vont vers le B2B, même Amazon, explique Stéphane Fontana. Ils se servent de leur puissance de frappe pour avoir cette profondeur de gamme et la valoriser auprès d’une audience B2B ». Ainsi, ManoMano veut accélérer auprès des clients professionnels en France, au RU et en Allemagne. Des concurrents de Decathlon veulent vendre leurs produits aux clubs de sport ou aux comités d’entreprises. L’Américain Boxed (livraison de produits alimentaires aux entreprises), suit la même trajectoire. On voit aussi une hyper verticalisation des marketplaces dans des domaines très particuliers : certaines vendent de la farine pour les boulangers, d’autres de l’équipement pour les cuisiniers…
S’associer à des MP tierces. Cdiscount vend sa gamme sur plusieurs dizaines de MP tiers, comme Allegro en Pologne. « C’est peu connu, mais c’est un phénomène à suivre de près, ajoute François Duranton. Ils le font pour les produits en stock, et je suis persuadé qu’ils le testent pour leur offre MP. Est-ce qu’on va vers une concentration telle qu’elle se finira en bain de sang, ou vers un écosystème perméable, où tout le monde vend chez tout le monde ? »
LES ENJEUX
Ne pas sous-estimer l’aspect logistique et IT. La place de marché suppose une logistique complètement renouvelée. « Vu de l’extérieur, cela a l’air simple de créer une MP mais en réalité, c’est un nouveau métier quand on veut le faire en interne, explique Philippe de Chanville, PDG de ManoMano. Un retailer a essentiellement une logistique de palettes allant des entrepôts aux magasins. La logistique d’une MP consiste à gérer des commandes individuelles : ce ne sont ni les mêmes packagings ni les mêmes transporteurs. Ceci oblige à repenser toute sa logistique pour les opérations en entrepôts et aussi toute l’IT informatique associée ».
Offre. Bien arbitrer entre la gamme e-commerce vs MP. Lorsqu’il associe e-commerce stocké et MP, le retailer se retrouve avec les mêmes références (ou SKUs) stockées plusieurs fois. Les gammes se retrouvent donc en concurrence. « Un retailer d’ameublement peut se retrouver à vendre tel matelas en direct, mais également via un marchand tiers qui l’a dans son catalogue, résume un expert. Or, dans l’e-commerce stocké, le retailer a tendance à faire plus de marge et à appliquer un prix plus élevé afin de couvrir le coût logistique. Les enseignes se retrouvent donc avec des marchands tiers qui leur font concurrence en termes de prix, et qui ralentissent leur rotation de stocks ». Certains retailers décident de concentrer leur e-commerce stocké sur leurs marques propres, qui génèrent la marge la plus élevée. Selon nos sources, l’enjeu de l’offre devient de plus en plus sensible. Il est géré par les directions générales, avec des arbitrages qui se jouent entre les achats (qui sont souvent les patrons les plus influents dans le retail) et le digital. Chez Greenweez en revanche, la MP est vue comme un outil d’enrichissement de l’offre. Le site a déjà ajouté à sa gamme de 15.000 références stockées une MP de 60.000 références (objectif 100.000 en décembre). Il veut tester plusieurs dizaines de milliers de références, pour éventuellement remettre les meilleures dans le coeur d’offre…
Recruter les bons profils. En termes de recrutement, le poste de patron de MP est difficile à trouver, étant donné l’aspect récent du sujet. « Peu de MP ont plus de deux ans d’ancienneté », ajoute François Duranton. Les postes commerciaux de « Business Developer » connaissent un fort turnover. Ils doivent savoir « screener » le marché, trouver les bons vendeurs et maîtriser les soucis techniques. Les Account Managers ont la responsabilité de faire vivre la relation avec les vendeurs (réactivité aux commandes, qualité du stock, promotions, mise en pause de certains vendeurs…). Enfin, en interne, l’un des principaux ennemis de la MP est souvent l’équipe de la centrale d’achats, notamment les équipes de conception de produits.
Ne pas sous-estimer les coûts de paiement. Les Prestataires de Services de Paiement (PSP) comme Mangopay prennent eux aussi des commissions proportionnelles à la GMV (1,8% du montant de la transaction + 0,18 € de frais fixes par transaction, pour les paiements Visa et Mastercard). La gestion de la TVA est aussi à intégrer.
RELATION CLIENTS
Piloter la satisfaction client. S’il est compliqué d’aller fidéliser des clients qui sont gérés par des vendeurs tiers, les offres de fulfillment permettent d’augmenter la satisfaction client, mesurée au travers du NPS. « Chez Cdiscount, entre l’e-commerce et la MP avec fulfillment, on est équivalent en termes de NPS, à quelques points près, précise Stanislas Prigent, Directeur Opérationnel chez Octopia. En revanche, il y a plus de 10 points d’écart de NPS entre la MP sans fulfillment et celle avec fulfillment. »
PROCHAINES FRONTIÈRES
Intégration MP et magasins. Comment imbriquer une MP dans les opérations des magasins ? Comment mettre en oeuvre le click & collect pour mes vendeurs tiers en magasin ? Est-ce que j’autorise les vendeurs tiers à retourner mes produits en magasins ? Si oui, qu’est-ce que je fais du stock ensuite ? « La livraison en magasin est un sujet qui revient naturellement dans nos appels d’offre », confirme Stanislas Prigent. « Cette alliance avec les magasins est très compliquée à mettre en oeuvre, et aujourd’hui, personne n’a trouvé la martingale », confirme François Duranton.
Jusqu’où ira la perméabilité ? Va-t-on, comme le disent certains, vers la disparition de l’e-commerce (j’achète, je stocke, je revends), comme en Chine ? Hormis peut-être dans le marché très spécifique de l’alimentaire ?
Ou au contraire, vers un modèle avec deux ou trois grandes MP par métier ? Avec par exemple Cdiscount, Fnac et Amazon dans l’électroménager, et Zalando, Asos et LaRedoute dans la mode ? Ou bien, vers pléthore de MP spécialisées ?
Cdiscount vend aujourd’hui sur des dizaines de MP… jusqu’où iront ces emboitements de MP ?