Le Match des bonnes affaires
Prix, exclusivité, marques. Avec la montée en puissance des ventes privées sur Internet, les villages de marques traditionnels ont perdu leur chasse gardée, mais pas leur dynamique. Entre le déstockage en boutique ou en ventes privées, quelle stratégie faut-il adopter ? Quel est le canal le plus rentable pour les enseignes ? Nous avons mené l’enquête.
Longtemps qualifié de « parent pauvre du retail », de « 5e roue du carrosse », le secteur du déstockage a été mis à l’écart pendant des années, caché, presque honteux. Les enseignes installaient leurs magasins « outlets » le plus loin possible de leurs boutiques classiques, pour ne pas ternir leur image…comme à Troyes, loin de tout. Certaines marques de luxe comme Louis Vuitton préféraient même détruire leur surplus plutôt que de le vendre à prix bas. Aujourd’hui, la donne a changé. La majorité des enseignes se sont rendues compte que la valorisation du surstock était un élément de vente colossal. Dans la mode, les invendus varient entre 15 % et 20 % des volumes totaux. Des acteurs inédits ouvrent des magasins en villages de marques, comme Black & Decker, Bialetti (fabriquant de cafetières basé en Italie), L’Oréal, Jeff de Bruges, Lindt et Haribo.
Le secteur des villages de marques est bousculé par les ventes privées sur Internet qui ont le vent en poupe auprès des enseignes et des clients. « Les ventes privées sont une soupape pour nos résiduels de fin de saison, explique Stéphane Coudassot-Berducou, Directeur des Invendus chez Fast Retailing. Elles permettent d’écouler de très gros volumes sur des temps très courts, avec une faible immobilisation du stock, et de faire entrer de la trésorerie pendant la saison. Nous en faisons deux par saison, sur Vente-Privee.com et Showroomprive.com, en essayant de ne pas être trop visibles sur Internet à des prix trop discountés. En effet, sur Vente-Privee.com, l’article est soldé à -65 % de réduction d’entrée de jeu, c’est à dire à € 35 pour un article vendu € 100 en boutique, et il faut ajouter là dessus la marge du site. Concrètement, cela veut dire que nous vendons avec plus de 70 % de remise ».
Ces derniers mois, l’attrait des investisseurs pour les « pure players » de ventes privées s’est beaucoup accru. Beaucoup veulent entrer au capital de ces nouveaux déstockeurs, dont les CA dépassent parfois le milliard d’Euros avec des taux de croissance à 2 chiffres. En avril 2016, l’homme d’affaires de Dubaï, MohamedAlabbar, propriétaire de la foncière Emaar Properties, est entré au capital de Yoox-Net-A-Porter à hauteur de 4 % via une augmentation de capital de € 100 millions. Son but est de développer les ventes privées sur Internet au Moyen-Orient. En septembre 2016, les grands magasins Galeries Lafayette ont aussi acquis 100 % du capital de Bazar Chic pour un montant non communiqué. Dès 2010, le géant suisse du luxe Richemont (Cartier, Van Cleef & Arpels, etc.) a acquis le site anglo-saxon Net-A-Porter, avant de le faire fusionner en 2015 avec le géant italien des ventes privées, Yoox. Au 1er semestre 2016, Yoox-Net-A-Porter a affiché un CA de € 897 millions (+ 13 %) et un profit de € 37 millions (+ 15 %). « Je crois beaucoup à ces modèles rapprochés entre des commerçants physiques et des pure-players de ventes privées, explique Franck Verschelle, ancien Directeur de McArthurGlen aujourd’hui à la tête d’Advantail. Les 1ers maîtrisent la gestion des magasins, les 2e sont des experts du e-commerce, des livraisons et du marketing en ligne… chacun a quelque chose à apporter à l’autre ».
D’un côté, les sites de ventes privées entrent dans une phase de concentration et d’internationalisation inédite. Depuis janvier 2016, Vente- Privée (CA de € 3 milliards prévu cette année) a racheté 3 concurrents majeurs en Espagne (site Privalia, également actif en Italie, au Brésil et au Mexique), en Suisse (Eboutic.ch) et au Danemark (site Designers and Friends), et lorgne sur le Portugal. De l’autre côté, ce secteur reste dominé par des acteurs locaux comme Zulily aux USA, Brands4Friends et Best Secret en Allemagne, Kupivip en Russie, Fashion Days en Roumanie, etc. « Dans ce domaine, le leader dans un pays donné est toujours une société locale, observe Dimitri Dewavrin, PDG de The Agent. Vente Privée et Showroomprive ont essayé, mais ils ne sont pas devenus leaders. Dans l’e-commerce, le gagnant est toujours celui qui connait le mieux la culture locale en termes de gestion des retours, de service client, de communication, etc. ».
Face à ces nouveaux concurrents, les grandes foncières de villages de marques comme Simon Property (USA), McArthurGlen et Neinver (Europe) cherchent à gommer leur image de « magasins d’usines » pour se positionner comme des « destinations mode », des centres de marques. Et s’ils n’ont plus la panacée des bonnes affaires, ils restent néanmoins très dynamiques. « En 2015, les ventes des 228 villages de marques en Europe (hors Turquie) ont augmenté de 10 % en comparable, note Ken Gunn, PDG de FSP Retail. L’an dernier, le CA moyen des boutiques « outlets » était de € 4.100/ m2 GLA. Dans les meilleurs centres comme Bicester Village (R.U.), La Vallée Village (France), Roermond (Pays-Bas), Mendrisio (Suisse) et Serravalle (Italie), le CA/ m2 est plus élevé que dans leurs magasins « full price ». Franck Verschelle partage cette vision. « En 25 ans dans le métier des villages de marques, je n’ai jamais vu une année négative ».
Ces foncières ne considèrent pas les sites Internet de ventes privées comme des concurrents. Pour Joachim Will, PDG d’Ecostra, les clients des villages de marques viennent faire de bonnes affaires, mais également se divertir, passer une journée à l’extérieur avec des amis, de la famille. « C’est quelque chose qu’Internet ne peut pas offrir ». Il est aussi frappant de voir à quel point ces foncières parlent peu de multicanal, de livraisons, de click & collect. « Certes, nous développons des services de vente en ligne à partir de nos centres « outlets », mais il ne faut pas se tromper de métier, explique Brendon O’Reilly, PDG de la foncière Fashion House avec des centres en Roumanie, Pologne et Russie. Nous ne cherchons pas à établir un business d’ecommerce rentable, nous n’avons pas l’intention de devenir un Net-A-Porter ou un Showroomprive. Notre mission, c’est de maximiser le CA réalisé par nos enseignes et la valeur de notre actif immobilier ». En avril 2016, le village de marques Fashion House de Moscou a lancé un service de vente en ligne. « Six enseignes sont déjà présentes sur ce portail Internet et leur CA cumulé sur Internet équivaut au CA d’un magasin du centre, ajoute Brendon O’Reilly. 80 % des clients demandent une livraison à domicile (partenaire Pony Express) et 20 % viennent la chercher en click & collect ». Fashion House va lancer la vente en ligne en Roumanie d’ici à la fin 2016 et en Pologne d’ici à juin 2017. Pour ces foncières, l’expansion reste le principal levier de croissance, avec un potentiel particulièrement élevé en Asie, en Europe de l’Est et au Moyen-Orient. Après les 5 centres « outlets » ouverts en Europe en 2016, 17 ouvertures sont prévues en 2017. Brendon O’Reilly aimerait avoir 10 ou 15 villages de marques en Russie. « En Russie, vous avez 150 millions d’habitants passionnés par la mode. Une femme russe est capable de manger du riz pendant plusieurs semaines pour s’offrir un manteau Versace ».
Online ou offline ?
Face à cela, quelle est la priorité des enseignes ? La plupart de celles que nous avons rencontrées veulent pérenniser leurs magasins de déstockage physiques et n’utilisent les ventes privées que comme un canal complémentaire. Pour l’enseigne Fast Retailing, « L’objectif est de pérenniser nos magasins « outlets ». Le réseau physique est plus long et plus qualitatif, mais on maitrise l’image de A à Z. » Le son de cloche est le même chez Fossil. « La priorité reste nos boutiques outlets, observe Wolfgang Thoeren, Vice-Président Retail pour la région Europe Moyen-Orient. Si vous avez un surstock, soit vous le placez dans vos magasins d’usine, et il faut au moins 6 semaines pour l’écouler, soit vous faites une vente privée sur Internet pour toucher plus de monde et vous ferez des volumes très supérieurs sur un temps plus court. Internet est une variable d’ajustement qui permet un déstockage plus rapide ». Dans l’électrodomestique, le Groupe Seb (marques Moulinex, Tefal, etc.) reste axé sur son réseau de magasins outlets « Home & Cook ». « En Europe de l’Ouest, nous n’avons jamais fait de vente privée, explique Géraud d’Adhemar, Directeur Retail du Groupe Seb. Sur Internet, c’est difficile de contrôler les prix, l’écoulement des produits, on ne sait pas qui achète ni où ça part ». Aux USA en revanche,Seb réalise des ventes privées pour sa marque très haut de gamme d’ustensiles de cuisine All-Clad Metracrafters, utilisée par les chefs étoilés. « Nous organisons nous même ces ventes privées, avec notre base de données clients et ça marche très bien, ajoute Géraud d’Adhemar. Concrètement, le client reçoit un mail avec un code, il accède à un site internet fermé où il peut bénéficier de très belles promotions, de -50 % généralement sur des poêles qui seraient vendues € 1.000 en boutique. Nous expédions les commandes directement depuis nos usines des USA. »
En termes de marge, les magasins « outlets » sont plus rentables que les ventes privées, où les décotes agressives sont synonymes de marges sacrifiées pour les enseignes et de vente à prix coûtant. « En Espagne, Angleterre, Italie et Allemagne, nos magasins d’usines qui marchent bien sont souvent plus rentables qu’une vente privée sur Internet, ajoute Stéphane Coudassot de Fast Retailing ». Pour Joachim Will, PDG de l’institut Ecostra en Allemagne, « La plupart des enseignes nous disent que leurs magasins « outlets » sont plus rentables que les ventes privées, et ceci malgré les frais inhérents aux boutiques, à savoir les salaires et les loyers. Dans un bon village de marques géré par McArthurGlen ou Value Retail, le loyer fixe démarre généralement à € 300/ m2 GLA / an, auquel il faut ajouter un loyer variable en pourcentage du CA réalisé ».
Nouvelles frontières
Entre le déstockage physique et en ligne, les frontières se brouillent. EnRussie, les sites Kupivip et Lamoda envisageraient d’ouvrir une boutique dans le centre Fashion House à Moscou. En France, Bazar Chic a deux magasins physiques (300 m2 GLA chacun) dans l’Usine Mode et Maison de Vélizy. Enfin, certains e-commerçants s’emparent du territoire du déstockage. C’est le cas de Zalando, qui a lancé fin 2015 l’application mobile « Movmnt » en Allemagne et en France, un service qui connecte les consommateurs directement aux usines. Movmnt cible les consommateurs les plus sensibles aux prix (15 à 30 ans), en proposant des articles en surstock vendus quasiment à prix coûtants. « C’est vraiment le début mais le potentiel est immense », observe Dimitri Dewavrin, PDG de The Agent.
Le combat du prix n’a pas fini d’être bousculé par les e-commerçants.